Il y a huit ans déjà que la dernière stratégie de défense canadienne a été élaborée, Le Canada d’abord. Depuis ce temps, le contexte sécuritaire mondial a évolué : fin de la mission de combat en Afghanistan, «Asian Pivot» américain, Printemps arabe, groupe État islamique et résurgence des tensions avec la Russie ne sont que quelques exemples de ces changements. La situation au Canada a aussi évolué. Nous devons remplacer nos appareils aériens (la fameuse saga du F-35) et renouveler notre marine militaire. Et c’est sans compter l’élection d’un gouvernement libéral en lieu et place du gouvernement conservateur. Nous sommes à un moment charnière et il apparait donc plus pertinent que jamais de revoir la stratégie de défense du Canada. Trois points méritent une attention particulière : déterminer le rôle militaire que le Canada veut se donner, l’aspect «social» de nos forces et le processus d’achat/remplacement de matériel militaire.
On l’a mentionné, la stratégie de défense actuelle date de 2008. Non seulement la situation générale a changé, mais la stratégie en elle-même était peu précise. On se contente d’y énoncer des généralités, sans présenter de vision à long terme du rôle militaire que le Canada devrait adopter. Une telle situation entraîne deux impacts majeurs, liés mutuellement. Le premier est que le Canada se trouve uniquement en mode réactif. Même si le pays est une puissance moyenne, ça ne veut pas dire qu’il doit être condamné à un rôle passif. Ensuite, et parce que le Canada est en mode réactif plutôt que proactif, cela signifie qu’il est difficile de prévoir de quelle façon nos troupes doivent être équipées et organisées. Cela entraîne une situation où les délais, les annulations et les dépassements de coûts sont la norme. Certes, en 2014 le gouvernement a mis en place un nouveau Guide d’acquisition de la Défense, mais un tel guide permet de donner une idée vague des besoins matériels futurs estimés pour l’armée, sans remplacer une stratégie militaire en bonne et due forme.
Alors, quelle image pourrait avoir un tel rôle militaire du Canada? Il convient d’abord de bien situer le pays : un État de puissance moyenne, membre de l’OTAN, partenaire privilégié des États-Unis, bordé par trois océans et avec une longue histoire en faveur du multilatéralisme. Comme puissance moyenne, membre de l’OTAN et partenaire privilégié des États-Unis, nous pouvons conclure que le rôle canadien en sera davantage un de support et de coordination dans les missions militaires internationales auxquelles nous participerons. Nous n’avons simplement pas les capacités, ni les moyens de les acquérir, pour faire une mission militaire d’envergure seul. En revanche, notre situation géographique implique que nous devons avoir des moyens militaires modernes et polyvalents afin de défendre la souveraîneté de notre territoire. Finalement, notre longue histoire fait en sorte qu’un retour aux missions de paix est non seulement envisageable, mais souhaitable.
Il faut noter que malgré la mauvaise foi libérale en campagne à ce sujet, le Canada ne s’est pas «retiré» des missions de paix classiques sous l’ère Harper : elles n’existent simplement plus. L’ONU, avec les échecs du Rwanda et de la Somalie, n’entérine plus des missions d’interposition comme avant. Les missions actuelles sont complexes et impliquent non seulement des observateurs militaires neutres, mais aussi une reconstruction et de l’aide humanitaire. En fait, et comme on l’a bien vu avec l’Afghanistan et la Libye, l’ONU va charger d’autres organisations internationales, comme l’OTAN, de la conduite des opérations militaires d’une mission de paix. Le Canada doit donc préserver son rôle privilégié dans l’OTAN à cet effet. Pour ce qui est de l’aspect «civil» des missions de Casques bleus, nous devrions prendre un rôle de leadership.
En effet, les pays les plus développés n’envoient pratiquement plus de Casques bleus, mais financent plutôt les missions qui sont désormais assurées par les soldats de pays en développement. Or, le professionnalisme de ces soldats peut laisser à désirer, comme nous le rappelle l’épisode de l’épidémie de choléra en Haïti, épidémie due à des mauvaises conditions hygiéniques du camp des Casques bleus népalais. Le Canada pourrait fournir de l’encadrement à ces soldats et missions, devenant ainsi un leader efficace et reconnu. Au final, en reconnaissant les limites systémiques du Canada, et considérant que le risque d’une guerre classique (état contre état) est quasi-nul en territoire canadien, on peut envisager de restreindre nos capacités dans certains domaines précis et se consacrer là où nous serons les meilleurs.
Ce que nous entendons par l’aspect «social» de nos forces, c’est le traitement réservé à nos soldats : les vétérans, ceux souffrants de blessures physiques et mentales et le traitement des femmes. L’armée canadienne a de la difficulté à différents niveaux à ce chapitre. Le rapport Deschamps a confirmé le traitement déficient des plaintes pour agression sexuelle dans les forces. De plus, avec la mission afghane qui représente la plus longue mission militaire canadienne, les troubles de santé mentale, notamment les syndromes post-traumatiques et les suicides, sont en hausse. Les services aux vétérans et aux soldats enrôlés, ainsi qu’à leur famille, sont donc plus essentiels que jamais. Reconnaître ces deux situations (place des femmes et services aux troupes) dans la stratégie militaire canadienne enverrait un message fort au sein de l’administration militaire.
Finalement, il faut parler du processus d’achat. Comme mentionné précédemment, la situation actuelle doit absolument changer. Avec une véritable stratégie militaire, il sera plus facile de planifier les besoins futurs. Les deux principaux programmes d’achats à venir sont le remplacement de nos avions de combat et le renouvellement de notre flotte navale. Il faut féliciter la promesse électorale des libéraux de maintenir le niveau des investissements dans l’armée. Maintenant, de quoi aurons-nous besoin? Vu notre contexte géographique et les défis futurs dans la région pacifique tout autant qu’en Arctique, notre marine ne doit pas uniquement se renouveler au niveau actuel, mais doit croître: brise-glaces, navires côtiers, frégates sont nécessaires, mais il faut aussi un véritable retour des destroyers.
Du point de vue des sous-marins, il faudrait tout d’abord déterminer l’utilité que nous en aurions, à savoir s’ils doivent pouvoir se rendre sous la banquise arctique ou non. Si la réponse est négative, on devrait envisager de ne pas les renouveler. Quant à l’aviation, l’analyse des libéraux à l’effet que le Canada n’a pas besoin de capacité de premières frappes n’est pas dénuée de bon sens. En allant dans cette direction, il apparait donc clair que le F-35 est inapproprié pour nous. Avec l’argent économisé, nous pourrions donc rééquiper nos forces aériennes avec un nombre d’appareils de combat multi-rôles équivalent à ce que nous avons aujourd’hui et même se procurer de nouveaux appareils : drones de surveillance de dernière génération et éventuellement des appareils de support rapproché au sol. Dans le dernier cas, cela s’explique par le fait que les missions militaires futures vont connaître une part contre-insurrectionnelle importante, comme nous l’a appris l’Afghanistan et comme l’ont appris les Russes en Tchétchénie. Dans ce contexte, nos troupes ont besoin de support aérien qui puisse bien les soutenir au sol, ne serait-ce qu’en pouvant voler suffisamment bas pour voir ce qui se déroule au sol.
Avec ces éléments, le Canada est en mesure de développer une nouvelle stratégie militaire qui possède une véritable vision d’avenir. Et cette stratégie ne doit pas uniquement chercher à déterminer le rôle de nos forces canadiennes. Il faut aussi tenir compte de la façon dont nous traitons nos membres sous les drapeaux, ceux-ci méritent notre respect et notre soutien. Finalement, au vue des montants en jeu, il est primordial d’avoir un processus d’achats cohérent. Évidemment, ces réinvestissements massifs, notamment en avions et navires, vont coûter cher, mais ils présentent l’avantage de devoir être réalisés sur plusieurs années et pourront ainsi contribuer à l’économie canadienne de façon appréciable, de quoi bien accompagner le projet de réinvestissement libéral dans les infrastructures.
Christian Picard is Managing Editor of Freedom Observatory‘s French-language publications and Executive Advisor at Ethics Without Borders.
This article is a cross-post from our partners at The Freedom Observatory
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